L'illusion (vraiment) avouée
Novembre 2002

Notre démarche repose depuis quelques années sur un souci constant : confronter le théâtre de marionnette à l’exigence artistique qu’impose la manipulation à vue.

Dès les débuts de la compagnie, en 1981, à une époque où l’interprétation était parfois considérée comme le « parent pauvre » du théâtre de marionnette, nous avions porté à l’expression vocale une attention aussi grande qu’à la réalisation et la manipulation des marionnettes. A partir des années quatre-vingt-dix, nos interprètes venant occuper de plus en plus fréquemment la scène au côté des marionnettes, cette attention s’est étendue à l’ensemble des registres du jeu d’acteur.
Peut-être Antoine Vitez, ardent défenseur de la marionnette, avait-il raison (dans sa préface au livre de Paul Fournel « Les marionnettes », en 1982) de prévenir le marionnettiste des risques qu’il y avait, en sortant du castelet, de briser « l’illusion avouée dans son petit théâtre » et, faisant cela, « de tuer de lui-même son art ». Cependant, il nous apparut vite que dès lors qu’on faisait du travail du comédien un des enjeux essentiels du projet artistique, la manipulation à vue, loin de nuire à la marionnette, la rendait plus que jamais troublante et grandie de cette confrontation avec l’humain. En outre, elle permettait l’utilisation d’une scénographie plus ouverte et plus riche que celle du castelet ou du théâtre au noir. Mieux encore : nos récentes créations, fondées sur cette recherche, ont été l’occasion de constater que la conjugaison assumée, revendiquée, des deux arts fait appel à une intelligence plus active du spectateur enfant ou adulte, à son plaisir devant une découverte (et dans découverte il y a ouverture) plutôt qu’à sa fascination devant une « illusion ».

Mais une telle démarche ne peut aboutir qu’au prix d’une double exigence : d’une part, elle demande au comédien-marionnettiste, en plus de ses qualités d’interprétation et de manipulation, une dissociation sans faille ; d’autre part, cette recherche artistique ne doit pas renoncer aux effets de surprise et d’émerveillement que le théâtre de marionnettes est capable de prodiguer grâce à la souplesse et la diversité de ses moyens.
Et c’est là que l’univers de Rabelais convient admirablement à cette double exigence : où, mieux que dans l’œuvre rabelaisienne, pouvions-nous espérer trouver les entrechoquements d’échelle (et pour cause !), les apparitions fantasmagoriques, les aventures trépidantes mises en scène dans Les Pantagruéliques ? Où, mieux que dans les cinq livres de Maître François, pouvions-nous espérer faire entendre une langue aussi luxuriante, aussi propice au travail de l’interprète ?
Sous cette luxuriance, sous ces attributs carnavalesques et cette profusion d’images, notre travail s'attache donc à faire percevoir tout le génie de Rabelais, génie de la bigarrure mêlant ombres et lumières, humanisme fervent et satire féroce, bouffonnerie populaire et prodigieuse érudition, apparences frivoles et substantificque mouelle.

Ismaïl Safwan

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